Histoire
20 ans de « levure dans la pâte »
Au sujet de la naissance des JDS
par Emil Müller, novembre 1998 ; rédigé à la demande des JDS à l'occasion de leur 20e anniversaire
L'histoire des JDS est celle de la gauche en Suisse : les apparitions spectaculaires des années 1980 ont été remplacées par une politique pragmatique de fond. Mais à la différence de bien d’autres groupements de gauche, les JDS ont trouvé leur voie dans les années 1990 - et ils ont encore du succès.
« On a appris récemment par une conférence de presse à Berne qu'une 'Association des juristes démocrates de Suisse (JDS)' avait été fondée dans notre pays. Cette étiquette est déjà une prétention - comme si tous les juristes qui ne font pas partie de cette nouvelle association de super-démocrates autoproclamés n'étaient pas assez démocrates ». C'est ce que l'on pouvait lire le 4 janvier 1979 dans le journal "Die Ostschweiz". Il est facile de constater que le rédacteur Klaus Ammann n'a pas du tout apprécié la création des JDS. Il voyait même la Suisse ébranlée dans ses fondements et en appelait déjà au mépris dans le titre de sa chronique : « Wehret den Anfängen ».
Cette réaction n'est pas autrement surprenante. Les JDS attaquaient la bourgeoisie dans son essence même. En effet, jusqu'au milieu des années 1970, la quasi-totalité de la justice était en mains bourgeoises. « Il suffisait que quelqu'un soit membre du PS pour qu'on le regarde de travers », explique Willi Egloff, membre fondateur des JDS, pour décrire la situation de l'époque.
Soutenir le contre-pouvoir des « petits »
Cela devait changer avec la création des JDS. « L'idée était que les juristes de gauche travaillent ensemble. Cette option reposait sur l'idée de collectif », résume le premier secrétaire général des JDS, Rudolf Schaller. L'intention était de briser les structures sclérosées de l'appareil judiciaire et de procurer un lobby aux points de vue de gauche dans les milieux juridiques. Les JDS voulaient « démanteler les structures sociales de pouvoir dans le but d'offrir à toutes et à tous les mêmes possibilités d'épanouissement personnel », comme l'indique le procès-verbal de l'assemblée constitutive du 11 novembre 1978.
L'accès au droit pour toutes et tous a été défini comme objectif prioritaire. « Selon nous, le droit était instrumentalisé pour servir les intérêts des personnes qui étaient au pouvoir. Nous voulions soutenir le contre-pouvoir des 'petits' », explique Beat Gsell, membre fondateur. Car à l'époque, il était courant que les défenseurs se considèrent comme faisant partie de la justice et ne prennent pas toujours en compte les intérêts de leurs clients.
Les personnes de gauche, les pauvres, les étrangers ou les jeunes avaient peu de chances d'être traités comme l'étaient les riches et les puissants. Des règles internes à l'association, toujours en vigueur aujourd'hui, ont permis de lutter contre ce fléau. Elles stipulent que les membres des JDS ne peuvent pas défendre les plus forts - comme les bailleurs, les assureurs ou les criminels violents - contre les plus faibles - comme les locataires, les assurés ou les victimes de délits violents. La conviction sous-jacente était que non seulement la législation elle-même, mais aussi toute application du droit, est toujours un acte politique. Les JDS étaient ainsi dans l'air du temps, car ils remettaient en question une tradition bourgeoise, comme l'ont fait toutes les autres organisations de gauche qui ont vu le jour après la révolte de 1968.
Mais à la différence de nombreux autres groupes de l'époque, les fondateurs des JDS n'étaient pas des révolutionnaires, mais avant tout des juristes. Il leur suffisait de changer le système mais sans l’intention de le renverser. Pourtant, c'était déjà beaucoup. Dès leur fondation, les JDS ont en effet dû constater qu'il n’était pas possible de remettre en question impunément les traditions et l'esprit de classe de la bourgeoisie, qui avait tendance à s’accentuer. Lors de plusieurs procès, on a tenté de refroidir certains membres des JDS par des mesures disciplinaires.
Et toujours la protection de l'Etat
Les raisons de cette réaction de l'establishment sont évidentes. Certes, les JDS ne se distinguaient pas vraiment des autres groupements de gauche de l'époque par leur position politique. Mais ce qui rendait les JDS inquiétants aux yeux du pouvoir en place, c'est que leurs membres étaient tous des juristes de formation et qu'il était difficile de les rejeter comme des fous et des jeunes rebelles. Les JDS s’engageaient dans toutes les règles du droit pour les droits fondamentaux de tous les êtres humains - y compris, par exemple, des terroristes.
Cela a naturellement aussi attiré l'attention du Ministère public de la Confédération. Dès 1974, les précurseurs des JDS, des groupes régionaux qui s'appelaient Juristes démocrates ou progressistes, et plus tard les JDS eux-mêmes, ont été espionnés. Aujourd'hui, un dossier de 1,5 kilogramme rempli d'observations de la police fédérale, de spéculations et de conspirations présumées est entreposé au secrétariat général des JDS à Berne. Il existe en outre plusieurs dizaines de dossiers concernant des membres individuels des JDS.
La lutte contre cet espionnage a été dès le début l'un des thèmes déterminants des JDS. Ils se sont ainsi engagés, avec de l'argent et des argumentaires, contre l'introduction d'une police fédérale de sécurité (Busipo), qui a échoué en votation populaire en décembre 1978, et ont combattu avec autant de succès le système d'information de la police judiciaire (SIPC). Un autre thème important a été la révision de l'organisation judiciaire fédérale en 1989. Les JDS ont lancé un référendum parce qu'ils voulaient éviter que l'accès au Tribunal fédéral soit limité. Ils l'ont fait avec succès : non seulement ils ont réuni les signatures nécessaires, mais ils ont même pu gagner la votation en 1990. Par ailleurs, des thèmes tels que le droit du travail, le droit des assurances sociales, l'égalité des femmes, le droit des étrangers, les droits des consommateurs ou le droit du divorce ont toujours été au centre de leur intérêt. De nombreux congrès annuels ont été consacrés à ces thèmes. Afin de diffuser les résultats des discussions juridiques internes et les opinions politiques, les JDS publient depuis 16 ans la revue spécialisée plaidoyer. Elle a remplacé la feuille d'information « Peuple + Droit » et suscite un grand intérêt non seulement au sein de l'association, mais aussi dans de larges cercles de juristes, jusqu'au Tribunal fédéral.
Adaptés à l'esprit du temps des années 1990
Grâce à tous ces efforts, les JDS comptent aujourd’hui environ 1'000 membres. Ce nombre est en outre en augmentation. C'est ce qui distingue les JDS de la plupart des autres associations de gauche. Pratiquement tous les partis politiques qui se situaient à gauche du PS n'existent plus ou sont confrontés à de gros problèmes. Même les syndicats, avec lesquels les JDS ont entretenu de bons rapports dès le début, souffrent en partie d'une perte massive de membres. Ce n'est pas le cas des JDS. Ils ont su s'adapter à l'esprit du temps des années 1990, qui a fait échouer bien d’autres groupements de gauche. De nombreux membres des JDS sont aujourd'hui à l'apogée de leur carrière, siègent dans des conseils d'Etat, comme juges au Tribunal fédéral voire même au Conseil fédéral comme Moritz Leuenberger ou sont considérés comme des avocats ou des avocates vedettes et défendent Raphael Huber, Rudolf Bindella ou René Osterwalder. L'association parvient néanmoins à maintenir des points de vue de gauche qui, s'ils ne sont plus tous pleinement soutenus par les membres le plus en vue, rencontrent une grande approbation auprès de la base.
L'exemple le plus marquant est celui des mesures de contrainte dans le droit des étrangers. Les JDS ont lutté par tous les moyens contre ce projet. Et ce, bien que Moritz Leuenberger, en tant que conseiller d'Etat zurichois, ait défendu la modification de la loi. Un exemple datant de 1990 illustre encore plus clairement le champ de tensions dans lequel se trouvent les JDS aujourd'hui. Avant la votation sur leur référendum contre la révision de l'organisation judiciaire fédérale, ils ont organisé une conférence de presse au cours de laquelle un juge fédéral des JDS aurait dû s'exprimer.
Celui-ci s'est toutefois désisté à la dernière minute en expliquant : « Je ne veux pas me compliquer inutilement dès le départ l'entrée dans mon futur travail par une démarche qui pourrait être considérée comme non collégiale ». Malgré ces conditions difficiles, les JDS sont perçus comme crédibles, tant à l’interne qu'à l’externe.
S'impliquer politiquement en tant qu'association professionnelle
Le président de la Fédération suisse des avocats, Kaspar Schiller, déclare par exemple : « Les JDS sont engagés dans la cause. On sait à quoi s'en tenir ». Et Judith Wyttenbach, membre du comité des JDS et secrétaire bernoise, estime que « le fait que nos gens soient impliqués dans le pouvoir n'est absolument pas important pour le comité ». Il faut la croire sur parole, car de nombreux membres - surtout les plus jeunes - continuent de reconnaître aux JDS un rôle déterminant en politique. L'avocat zurichois Christoph Erdös, par exemple, déclare : « Je trouve que c'est une bonne chose que les JDS s'impliquent politiquement en tant qu'association professionnelle ». D'autres parlent de la « levure dans la pâte », et Kaspar Schiller pense lui aussi qu'il est « important que les JDS existent ». Le juge fédéral Hans Wiprächtiger relève même que la position des JDS est prise en compte dans la jurisprudence du Tribunal fédéral et que certains articles de plaidoyer sont cités dans des arrêts du Tribunal fédéral. Les années 1990 n'ont toutefois pas été sans laisser de traces sur les JDS. Le style politique a dû être adapté à l'époque.
Les provocations sont devenues très rares. Le travail politique ne s'exprime plus par des actions spectaculaires, mais se déroule surtout dans le cadre de procédures de consultation. Les thèmes - comme la limitation de l'accès au Tribunal fédéral - commencent à se répéter. Et les points de vue de la gauche ne rencontrent plus depuis longtemps le même écho qu'il y a dix ans. Ainsi, cette année, l'initiative SOS État fouineur n'a pas été la seule à échouer devant le peuple. De même, la nouvelle loi sur la protection de l'Etat, adoptée comme contre-projet indirect, n'a pas pu être combattue : il a finalement manqué environ 300 signatures pour le référendum. Pour les JDS, il s'agit d'un revers, car ils se sont engagés aussi bien pour l'initiative SOS que pour le référendum. Ici et là, le désenchantement se répand face à cette évolution - surtout parmi les membres fondateurs. « A l'époque, il y avait une atmosphère de renouveau », déclare Beat Gsell, « on voulait briser les structures sclérosées. Aujourd'hui, l'esprit du temps est différent. L'engagement s'aplatit ». Pourtant, il reste beaucoup à faire. Willi Egloff, par exemple, indique qu’il y a « toujours des groupes entiers de population qui n'ont pas accès au droit dans des domaines importants - en particulier les étrangères et étrangers ».
Un réseau pour la défense des droits
Cependant, même les critiques sont unanimes à dire que les efforts déployés par les JDS en ont valu la peine jusqu'à aujourd'hui. En effet, pour les avocates et les avocats surtout, qui sont majoritaires au sein des JDS, la politique ne se situe pas au premier plan. Le réseau de professionnels, d'amis et de collègues de travail qui s'est formé au cours des 20 dernières années est bien plus important. Celle qui se considère comme une juriste de gauche sait qu'elle n'est pas seule. Willi Egloff dit à ce sujet : « Les JDS sont jusqu'à aujourd'hui toute mon infrastructure professionnelle. Si j'ai besoin de savoir quelque chose, j'appelle un ou une collègue des JDS ».
Tentatives de mesures disciplinaires, amendes et interdictions de pratiquer
Les membres constitutifs des JDS étaient une épine dans le pied des autorités bourgeoises. On voulait refroidir les juristes gênants par des amendes et des interdictions professionnelles. En voici quelques exemples : Entre 1978 et 1982, le Tribunal fédéral inflige à quatre avocat.e.s zurichois des interdictions d'exercer dans le canton de Berne allant de cinq à douze mois pour avoir tenu une conférence de presse pendant le «procès des terroristes de Porrentruy», s'être «exprimés de manière inconvenante» dans une lettre, avoir quitté la salle d'audience et avoir transmis des déclarations à la presse. Dans une deuxième procédure, le Tribunal fédéral leur interdit également d'exercer leur profession dans le canton de Zurich pour une durée pouvant aller jusqu'à cinq mois. Suite à ces jugements, un avocat perd son emploi de formateur d'adultes sans justification. Son épouse perd également son emploi en Allemagne du jour au lendemain. Il ressort plus tard de la fiche qu'il existe un lien entre les licenciements et la participation au « procès des terroristes». Lors de sa création, le collectif d'avocats de Zurich envoie une lettre pour attirer l'attention sur ses conseils juridiques. En 1977, le Tribunal fédéral prononce des amendes de 200 à 400 francs pour infraction à l'interdiction de publicité. En 1981, une avocate zurichoise reçoit une amende de 800 francs du Tribunal fédéral pour avoir publié un guide destiné aux personnes impliquées dans une procédure pénale. La raison : son nom dans la brochure est jugé comme une infraction à l'interdiction de la publicité. Trois avocats romands sont condamnés en 1982 à des amendes de 1000 francs pour avoir tenu trois conférences de presse lors de la défense de jeunes révoltés. Un avocat romand reçoit un blâme pour avoir « critiqué de manière inconvenante » un juge. Trois avocats zurichois sont condamnés en 1976 à des amendes de 800 francs chacun pour avoir transmis à la presse une déclaration de grève de la faim de détenus en préventive.