La démocratisation du droit - comment continuer ?
Par Peter Albrecht, Bâle/Riehen (contribution anniversaire pour les 25 ans des JDS)
La fondation de l’association des « Juristes Progressistes de Suisse (JDS) » il y a 25 ans apporta des impulsions nouvelles, mais aussi une certaine inquiétude chez les juristes, lesquels étaient avant tout d’obédience bourgeoise. En effet, un objectif déclaré des statuts était de réclamer des réformes en vue de démocratiser la législation, l’administration et la justice. C’est ainsi que se forma à l’époque un soutien à la campagne de votation contre l’instauration d’une police fédérale de sécurité. Cette conception de la démocratie secoua certains juristes dans leurs préjugés (démocratiques ?).
C’est ainsi qu’une revue juridique renommée cria avec inquiétude à l’anarchie et à la dictature en réaction à la fondation des JDS (RSJB 114/1978, p. 531 s.). En tant que membres des JDS, je pus vivre des réactions similaires dans mon quotidien professionnel au début de mon activité de juge pénal. Maintenant les temps ont changé et les émotions se sont calmées. Nousvivons actuellement ni en anarchie, ni sous une dictature. C’est pourquoi les craintes exprimées autrefois ont pratiquement disparu. Au contraire, les JDS ont gagné au cours des années en reconnaissance grâce à leur engagement social dans le domaine du droit. Au moins, ils sont maintenant relativement pris au sérieux, dans les cercles de juristes et par les autorités. Cela est illustré par les nombreuses impulsions qu’ils ont données et qui se sont traduites dans des projets législatifs importants. Mais avant tout, on ne peut plus aujourd’hui imaginer la vie juridique sans la revue ‹ Plaidoyer ›, tant dans la pratique judiciaire que dans la science juridique. Cette publication s’est en effet profilée comme un forum incontournable dédié à des thèmes de politique juridique, où les opinions critiques peuvent se faire entendre. De tout temps, le droit pénal a été l’un des domaines d’activité centraux des JDS. Il s’est en effet agi dès le début d’opposer un contre-poids à la surpuissance de l’Etat, en contribuant à faire passer dans la législation – et dans son application – les libertés garanties par la Constitution. Par conséquent, l’intérêt central des JDS réside avant tout dans les droits des parties à la procédure. Concrètement, les JDS ont recherché d’une part à développer les droits de la défense et d’autre part à renforcer la position des victimes d’infractions dans le procès.
A cet égard, la situation s’est récemment sensiblement améliorée, notamment dans le domaine de la procédure d’instruction, bien que la législation soit encore bien loin de traduire notre exigence de la présence d’un « avocat de la première heure ». Mais l’octroi de droits d’intervention plus étendus aux parties pendant l’instruction pénale ne doit cependant pas cacher que cette amélioration a été « échangée » contre une certaine perte d’importance de l’audience de jugement (y compris l’établissement direct des preuves devant le tribunal). On constate actuellement incontestablement une tendance inquiétante vers un raccourcissement des procès. Pour le surplus, le droit pénal (matériel) est actuellement à la mode. Il porte en lui de grandes espérances, devient la panacée pour « régler » les problèmes sociaux et bénéficie d’un capital confiance presque illimité. Il ne reste donc presque plus de place pour le principe de l’ultima ratio, pourtant fort vanté. Lorsque pointent de nouveaux conflits sociaux, on en appelle tout de suite au législateur. Ce point de vue est soutenu par les politiciens, lesquels peignent le diable sur la muraille, Satan prenant à l’envi la forme du trafic de drogue international, du crime organisé, de la corruption ou – la nouvelle mode – du terrorisme. C’est dans ce contexte que le législateur développe une hyperactivité excitée par le populisme de certains, bien souvent sans examiner sérieusement auparavant si les dispositions pénales proposées sont vraiment nécessaires et justes. C’est ainsi que nous sommes confrontés, à une fréquence de plus en plus élevée, à des stratégies de criminalisation à larges spectres.
Somme toute, on constate que la législation est en forte expansion mais revêt simultanément un caractère fortement symbolique d’une inefficacité frustrante, voire même contre-productive. Parallèlement, la tendance, dans le procès, est à l’introduction de méthodes d’instruction problématiques et peu contrôlables. On conçoit aisément que de cette manière, les droits fondamentaux soient légèrement mis en danger, mais cela est pris en compte manifestement sans scrupules. Or ma longue expérience de juge m’a montré que ceux qui doivent le subir sont avant tout les cas sociaux et les étrangers.
Au vu de ces nouveaux défis de politique juridique, les JDS doivent continuer plus que jamais à assumer une fonction importante dans la défense des personnes socialement défavorisées. Cela dit, dans la situation politique actuelle, il apparaît difficile de poursuivre le but statutaire mentionné plus haut. En effet, les chances de réaliser l’objectif – fondamental – de démocratiser les normes juridiques ne sont pas très favorables, à une époque où la politique juridique est plutôt superficielle et pragmatique. Un engagement commun renforcé en faveur d’un Etat de droit libéral est donc d’autant plus important.
Simultanément, il nous faut peut-être réfléchir une nouvelle fois de façon tout à fait fondamentale à ce que nous devons comprendre aujourd’hui, dans un environnement politique qui a beaucoup changé, par « démocratisation du droit ». A quoi, par exemple, doit ressembler concrètement le droit pénal (y compris la procédure pénale) « démocratisé » ? Quelles conceptions alternatives peuvent être opposées à une législation qui menace les libertés ? Personnellement, j’ai bien quelques idées sur le sujet ; mais en entrant dans les détails, beaucoup de chose ne m’apparaissent pas encore clairement. Quelles que soient les réponses : nous aurons, à l’avenir aussi, besoin des impulsions créatives des JDS ! C’est pourquoi je regarde avec plein d’espoir les prochains 25 ans.